« Ce que pèsent les mots », ou comment expliquer la construction idéologique de la langue aux jeunes

Depuis quelques années, à la maison, nous essayons de détricoter la langue en famille et de transmettre des outils critiques à nos enfants qui puissent leur permettre de comprendre à quel point la langue est idéologiquement marquée.

Mais, en tant que parents, il n’est pas toujours aisé de faire réfléchir des enfants sur quelque chose d’aussi abstrait et éloigné de leurs préoccupations d’enfant / préado / ado (et oui, j’ai tout ça à la maison !), sans passer pour des vieux schnocks tatillons et rabat-joie.

Nous nous sentions plutôt seuls, car nous manquions de ressources adaptées pour soutenir nos propos (et montrer que nous n’étions pas les seuls hurluberlus en ce monde !).

Mais ça, c’était avant Ce que pèsent les mots de Lucy Michel, illustré par Mirion Malle, sur lequel j’ai sauté dès que je l’ai repéré aux éditions la ville brûle.

Si le sujet, entremêlant linguistique et sociologie, est complexe, ce livre est une vulgarisation réussie pour comprendre l’interrelation entre langue et société.

C’est la lecture imposée de cet été pour notre famille. (Et oui, je fais partie de ces tortionnaires qui imposent une lecture, une ou deux fois l’an, à leur progéniture…). Éné (17 ans) et Kadaite (12 ans) saisissent tous les enjeux soulevés. En revanche, il faut accompagner Binjamyne (10 ans), car cela reste parfois un peu compliqué pour elle.

Dans l’ensemble néanmoins, les textes sont très clairs et les notions difficiles sont expliquées dans les marges. Les chapitres sont courts, la mise en page aérée, et les illustrations agrémentent le tout avec humour et à-propos, pour une expérience de lecture agréable pour des jeunes.

Ce que pèsent les mots est un livre engagé qui questionne nos habitudes linguistiques et apporte des clés, sans pour autant porter de jugements. Vocabulaire, grammaire, orthographe, niveau de langue, accents à l’oral : tous les éléments de la langue sont pris en considération, mais on ne ressent aucune injonction à changer radicalement la langue.

D’une grande bienveillance, il permet de faire prendre conscience des discriminations et des stéréotypes (sexistes, racistes, homophobes, transphobes, etc.) liés, entre autres, au langage, qui façonne nos pensées et notre société – et réciproquement. Chacun·e peut alors interroger sa propre utilisation de la langue et faire des choix réfléchis.

Par ailleurs, en donnant des outils pour nommer le réel avec plus de précision et mieux comprendre les problématiques sociétales actuelles, Ce que pèsent les mots ouvre à la diversité qui compose la population, fait gagner en tolérance et suscite des discussions intéressantes au sein de la famille.

Bref, je recommande vivement, aussi bien pour les jeunes que les moins jeunes !

Mais vous allez me dire, pourquoi cette avis sur un ouvrage aussi éloigné de ce que j’écris ?!? Et bien :

– en tant qu’écrivaine, je m’interroge évidemment sur la langue donc je lis – aussi – des ouvrages à ce sujet ;
– en tant que femme, je souhaite faire partie de la langue et ne pas en être évincée ;
– en tant que mère, je n’ai pas supporté de dire que « le masculin l’emporte sur le féminin » et souhaite ouvrir l’esprit de mes enfants à la possibilité d’un autre monde ;
– en tant qu’alliée, je souhaite être capable de ne pas blesser qui que ce soit ;
– en tant que militante, je souhaite diffuser ces informations !

Le vol du papillon palpitant

Je raccroche, prends mes sacs, mes clefs et sors. Mon trousseau glisse de ma main moite et percute le sol dans un tintement aigu. Je le ramasse tout en égrenant les clefs, incapable de déceler celle dont j’ai besoin pour fermer mon appartement. Je ferme les yeux et prends une inspiration ample pour tenter de remettre de l’ordre dans mon esprit et mon corps, saccagés par des hordes d’émotions agressives. En rouvrant les paupières, la clef se matérialise sous mes yeux et je peux verrouiller la porte. J’appuie sur le bouton de l’ascenseur, mais n’ai pas la patience d’attendre et dévale les escaliers. Je cours jusqu’à ma voiture, garée dans la rue parallèle, tout en appuyant frénétiquement sur la clef jusqu’à ce que les feux clignotent. Je tire un peu trop vivement sur la poignée. La portière, emportée par la brutalité de mon geste démesuré, se heurte sur sa butée. Dans un seul mouvement, je m’installe au volant et jette mes sacs sur le siège passager. Mes lunettes, mon portable, des tampons et mon portefeuille en sont éjectés de mon sac à main béant. Je démarre, commence à rouler tout en fermant la portière, puis attache ma ceinture.

L’élasticité et la relativité du temps révèlent toute leur impalpable réalité. Les heures s’étirent et se rétractent alternativement. Je bous aux feux rouges interminables, me fais des frayeurs en grillant des cédez-le-passage, roule un peu trop vite sur la rocade, sors de l’agglomération et arrive au péage. Je m’insère alors sur le long ruban morne de l’autoroute. Pour toute musique, je n’ai que le vrombissement du moteur et le cliquetis des clignotants, qui font écho à mes palpitations. La pause café coupe le ruban autoroutier en deux parties égales, qui me conduisent vers les routes serpentines de la campagne lotoise ponctuée de villages.

Déjà le dernier croisement. Je tourne à gauche. Les heures se sont volatilisées : la nuit et la brume ont enveloppé la route vétuste qui mène à ma destination. Mes phares peinent à l’éclairer, mais j’en connais les moindres nids de poule. Le portail en bois est ouvert. La castine craque sous mes pneus.

Je suis la première.

J’éteins le moteur et les phares. J’ai du mal à trouver l’énergie pour m’extirper de ma voiture quand un filet de lumière jaunâtre s’échappe de l’entrebâillement de la porte d’entrée. Une ombre frêle et tassée apparaît sur le perron. Je détache ma ceinture, m’arrache de mon siège et me dirige vers cette voisine qui m’a appelée. Je la salue d’un hochement de tête et entre sans dire un mot.

Le parfum de mon enfance me saisit malgré l’odeur de renfermé qui règne dans la maison. J’avance dans le couloir orné de la tapisserie médiévale aux couleurs passées, devant laquelle j’ai tant rêvé. Le silence hurle ma détresse. La porte de la chambre est ouverte et, dans la pénombre, j’aperçois ma grand-mère endormie. Lorsque je m’assieds doucement sur le bord du lit, elle bouge légèrement. L’espace d’une fraction de seconde, je crois qu’elle va tourner la tête vers moi et me sourire, puis se lever, enfiler sa robe de chambre en titubant de sommeil et préparer une verveine chaude, comme les fois où j’arrivais tard chez elle pour les vacances.

Il ne se passe rien. Ma grand-mère s’est évaporée et n’a laissé derrière elle que cette statue d’albâtre qui ne lui ressemble plus vraiment. Ses rides se sont effacées. Elle paraît maintenant plus jeune qu’avant de mourir. Je ne peux m’empêcher de poser ma main chaude sur sa main froide et de déposer un baiser sur son front minéral. Telle une enfant, j’espère au plus profond de moi que mon amour va se diffuser jusque dans son cœur et le faire battre à nouveau. Mais les seuls battements dans cette pièce sont ceux de mon cœur brisé et des ailes de ce petit papillon palpitant qui volette autour de la lampe de chevet.