« Les cent mille royaumes » : un autre monde qui parle du nôtre

Cela fait quelques mois que je mène une réflexion sur mes habitudes de lecture. Au cours de celle-ci, j’ai pris la décision de lire majoritairement des ouvrages écrits par des femmes (clin d’œil en passant à Alice Coffin) et j’ai fait le choix de me plonger régulièrement dans les univers des écrivaines non blanches / cis / valides / etc.

C’est grâce à cette démarche que j’ai lu un roman de N. K. Jemisin, autrice de science fiction et de fantasy dont le travail a été récompensé par de nombreux prix, notamment le Hugo du meilleur roman trois années de suite (2016, 2017 et 2018).

N. K. Jemisin

J’ai opté pour son premier roman, Les Cent Mille Royaumes (2010), primé comme meilleur premier roman au Locus Award (2011) et premier tome de sa Trilogie de l’héritage.

Ce roman de fantasy (pour adulescents et adultes) résonne cruellement avec plusieurs aspects de notre société contemporaine, explorant les thématiques du pouvoir, de la colonisation, de l’esclavage, de la religion, celles de la place des femmes et du genre ainsi que de l’oppression et de la répression…

Je ne veux pas trop en dire pour laisser le plaisir de la découverte à celleux qui auront envie de lire cette fiction qui m’a personnellement transportée. Je vous donne juste le contexte de départ, nécessaire pour comprendre les parallèles que je fais par la suite avec notre société :

Yeine, 19 ans, est cheffe de la Darre, région reculée du grand Nord dans laquelle elle a toujours vécu. Un mois après l’assassinat de sa mère, Yeine est convoquée par son grand-père maternel, le puissant roi des Arameris, qui la nomme héritière potentielle de son royaume. Elle se retrouve alors au palais de Ciel, d’où les Arameris règnent sur le monde depuis que la Guerre des dieux a fait triompher le dieu de lumière, Itempas, et a réduit les autres déités en esclavage. Bien qu’éclatant et immaculé, Ciel est en réalité un lieu de luttes de pouvoirs et d’oppression. Yeine va se familiariser avec la culture, les mœurs et les rites des Arameris et chercher à lever le voile sur le meurtre de sa mère et sur les secrets qui entourent sa propre histoire.

« Je ne suis plus celle que j’étais autrefois. Ce sont eux qui m’ont fait ça, ils m’ont ouvert la poitrine et arraché le cœur. Depuis je ne sais plus qui je suis.

Je dois faire l’effort de me souvenir. »

Les cent mille royaumes, N. K. Jemisin

Ainsi débute le roman. La narration sera donc une quête des souvenirs. À travers un discours un peu confus parfois, Yeine y mène une entreprise de reconstitution de son histoire et de l’histoire de son monde, cherchant constamment de nouveaux éléments qui les éclaireraient. Cette perspective souligne par là la difficulté du processus de connaissance et d’écriture du passé (aussi bien les histoires personnelles que collectives) et pointe du doigt à la fois la relativité et la subjectivité de ces histoires et leur construction idéologique, bien qu’elles tendent vers l’objectivité.

Les religions et croyances sont, comme dans notre actualité, un thème central du roman. Les Arameris dominent le monde parce qu’ils maîtrisent des divinités assujetties – les Enefadehs – dont ils utilisent les pouvoirs comme des armes pour éradiquer les anciennes croyances et imposer leur religion et leur conception du monde à tou·te·s. Le traitement de la thématique des religions et croyances fait évidemment écho aux croisades et aux dangers menaçant les populations dans les pays où la religion détient le monopole de l’État. Mais il renvoie aussi à leur utilisation actuelle par ces personnalités politiques et ces éditocrates qui, en France, brandissent une laïcité dévoyée de son sens originel et élevée au rang de dogme.

Le roman relève d’une expérience de pensée, constatant les dérives d’une société à partir des événements qui l’ont créée. Pour autant, la plupart des personnages, divins ou non, ne sont ni bon ni mauvais. Ils sont complexes, comportant des parts d’ombre et de lumière liées à leurs histoires respectives et à l’histoire. Et les quelques personnages stéréotypés sont en général intellectuellement prisonniers de leur culture et de leur doctrine.

Même si le cheminement de Yeine ressemble beaucoup à celui d’un voyage initiatique du héros, tel que défini par Joseph Campbell, elle n’est pas pour autant une protagoniste lisse. Bien au contraire, c’est un personnage complexe qui se révèle progressivement aux lecteur·ice·s. Ses motivations et ses actions ne sont pas toujours pures ni éthiques, ce qui en fait un personnage « humain ».

D’un point de vue strictement féministe, le roman a deux limites principales dont je peux parler sans rien divulgacher (merci les québécois pour ce merveilleux mot !) :

  • Tout d’abord, les relations entre les personnages féminins sont quasiment exclusivement conflictuelles et je pense que le roman aurait peut-être gagné à développer certaines relations de sororité pour déconstruire le discours patriarcal.
  • Ensuite, la Darre, région dans laquelle Yeine a été élevée, est une société matriarcale, dont la description des femmes m’a évoqué les agoodjie, les femmes guerrières du royaume du Dahomey (située dans le Sénégal actuel). Malheureusement, cette société darrène n’est qu’un simple miroir de notre société patriarcale. Et, dans ce tome du moins, la Darre semble être le seul territoire matriarcal, les autres étant gouvernés et défendus par des hommes. Peut-être aurait-il été intéressant d’aller plus loin dans l’exploration de cette société matriarcale, encore une fois pour imaginer autre chose que les structures patriarcales existantes.

Ceci étant dit, cela n’a en rien gâché mon expérience de lecture. Et cette expérience a été extraordinaire. Ce roman m’a fait sortir de ma zone de confort et m’a offert une bouffée d’imagination fraîche.

Je ne sais pas pour vous, mais quand je lis, je vis et vois les mondes que les écrivain·e·s créent à partir des mots. Dans mon esprit, les contours des lieux et des personnages, un peu flous au début, se précisent au fur et à mesure de l’acte de lecture. Et dans ce roman, ça a été un vrai bonheur. C’était comme regarder un film. J’ai pu observer les lieux et les personnages. La multiculturalité est très bien rendue et mon œil intérieur s’est délecté à voir interagir cette palette de peuples aux particularités physiques à la fois variées et si proches des nôtres, même si mon esprit était conscient des préjugés raciaux à l’œuvre dans le roman et des implications de la colonisation et du privilège Arameris.

Comme toutes les intrigues de ce tome se résolvent, je l’ai fini avec une sensation de complétude et la liberté de continuer la trilogie ou non. Vu le nombre de livres que je souhaite lire, je ne pense pas entamer le second tome de cette série. En revanche, je mets sur ma liste le premier tome de la trilogie des Livres de la terre fracturée – dont chaque tome a reçu le prix Hugo du meilleur roman – pour voir comment l’écriture et les thématiques de N. K. Jemisin ont évolué.

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