Un quartet, une chanson et le clitoris

Il y a quelque temps, une mélodie et des paroles sont sorties d’un des tiroirs contenant mes souvenirs. Depuis, les notes et les mots volettent dans mon esprit, petits oiseaux colorés au ramage soyeux.

J’avais une vingtaine d’années lorsque j’ai découvert cette chanson. C’était en 2000. Ma mère m’avait emmenée voir le spectacle d’une amie à elle, que je connaissais depuis l’enfance. Je l’admirais et l’adorais, même si l’on ne se voyait pas souvent. J’aimais son humour, sa voix, son énergie (Coco, si tu lis ce billet, sache que tu as été importante pour moi !).

Elle faisait partie du Quartet buccal, un groupe de quatre femmes qui chantaient a capella des compositions pleines d’humour et d’amour. C’était leur premier spectacle, Entre chienne et louve.

Affiche du premier spectacle du Quartet buccal

Ce fut une expérience paradoxale : à la fois mon corps vibrait sur les harmonies vocales, je riais à en pleurer et j’étais gênée par certaines thématiques abordées. Étrangement, c’est une des chansons qui m’a le plus embarrassée lors de cette représentation qui s’est échappée de mon tiroir à souvenir…

Malgré le trouble que généraient certaines chansons, je suis allée revoir le spectacle. Plusieurs fois. Puis, dès qu’il est sorti, j’ai acheté le CD (sur lequel d’autres voix et des instruments avaient été ajoutés). Et j’ai chanté en boucle ces chansons. Avec cœur, avec intention, mais sans en comprendre la portée et la dimension empouvoirante.

Avant de poursuivre, je vous laisse découvrir la chanson dont je vous parle :

La voix aux accents de Barbara – qui a bercé mon enfance –, la délicatesse des mots, la douceur du piano… Tout me touchait (et me touche encore) dans cette ode au clitoris, organe honni depuis trop longtemps par la société, et j’avais la sensation de goûter un fruit défendu en la chantant. Car oui, le clitoris, organe dédié au plaisir, comportant 8 000 terminaisons nerveuses (c’est l’organe qui en comporte le plus chez l’être humain), a été occulté, voire diabolisé, pour circonscrire les corps des femmes à leur fonction de reproduction.

Aujourd’hui, le clitoris est non seulement nommé et décrit, mais grâce à la vitesse et à l’étendue de la propagation de l’information, via les réseaux sociaux notamment, ces connaissances sont accessibles à tout le monde.

Illustration de Sarai Llamas (pour voir ses travaux : saraillamas.com et @saraillamas)

Des livres1 (dont la première apparition, dans un manuel scolaire, du clitoris dans son intégralité en 2017 aux éditions Magnard), des sites (comme celui du Palais de la découverte) et des comptes sur les réseaux sociaux (@gangduclito ou @jouissance.club, par exemple) en parlent et abattent les murs de honte, nettoient les couches de souillure, effacent la marque du tabou et du péché, et tentent d’éliminer toutes les autres stratégies patriarcales mises en œuvre pour refouler le clitoris.

L’intime est politique. C’est donc en éduquant les personnes pourvues d’un clitoris2 – et cela passe par l’exposition et l’explication de son anatomie et du plaisir que la masturbation procure, dans la sphère publique – que nous pouvons enfin nous accepter pleinement et nous approprier le droit au plaisir.

Mais en 2000, on n’en était pas là…

Après une vingtaine d’années donc, je me suis repassé l’album dont j’avais oublié l’essence. (Ou plus certainement, je ne l’avais jamais saisie. Eh oui, à 20 ans, quand j’ai vu le spectacle, je n’avais absolument aucune conscience de ce qu’étaient les luttes pour les droits des femmes… Pour tout vous dire, mon rêve était de devenir Samantha Stephens, mais avec trois enfants !

Elizabeth Montgomery joue Samantha Stephens, épouse parfaite et dévouée (mais tout de même sorcière) dans Ma sorcière bien aimée

Je reviens de loin, je sais… Depuis, j’ai chaussé de nouvelles lunettes et je vois et vis beaucoup mieux.) En réécoutant le CD, je me suis rendu compte que les sujets abordés sont tout à fait actuels : entièrement focalisé sur l’expérience féminine, le regard féminin3 se diffuse à travers les mots des autrices-compositrices.

  • « Le coussin rouge » évoque la transmission des luttes féministes entre générations, tout en montrant subtilement l’évolution de ces combats. Cette chanson me touche, car c’est à mon tour de partager l’objet de ces luttes avec mes enfants.
  • « Babette » est une chanson d’amour qui raconte la complexité de la découverte de sa bisexualité (ou peut-être de son homosexualité) quand on s’est crue hétérosexuelle dans une société hétéronormée. Vous pouvez voir le quartet le chanter a capella ici :
  • Sur un air guilleret dissonant, « La chasse » est une critique cynique de la chasse, mais elle contient bien plus : elle dénonce les rôles traditionnels assignés aux femmes (qui est ici uniquement perçue comme un objet sexuel dont le plaisir ne compte pas et son souvenir ne rappelle qu’un plat de civet), parle d’un « accident de chasse » (un féminicide) et pointe du doigt l’impunité des hommes.
  • « Pleine lune » nous plonge dans le désir sexuel et la masturbation féminine… interrompue par un appel de la mère de la protagoniste, qui s’invite à manger… (À écouter pour comprendre.)
  • Contrairement à ce que la première écoute peut faire penser, « Harcelante rencontre » n’est pas, pour moi, le portrait d’une femme « hystérique ». C’est plutôt une inversion de rôles, dans laquelle la femme agit comme un homme violent le ferait. À mon sens, c’est donc un miroir du harcèlement vécu par les femmes.
  • Dans « Rap mama », le Quartet fait allusion à l’essentialisation des femmes comme matrices destinées à la reproduction, aux injonctions faites aux mères, à l’aveuglement sociétal à l’égard de la douleur que peuvent éprouver les femmes lors de l’accouchement et au post-partum. Les phrases qui accompagnent l’accouchement y sont par ailleurs superbement mises en rythme et en musique.
  • « Poème » n’est autre qu’une relation sexuelle qui, sauf erreur de ma part, n’a pas de genre.
  • « Depuis l’aube », dont je pose délicatement le refrain là, est ma chanson fétiche :

Mon clitoris, mon plus fidèle compagnon.
Mon clitoris, petit bourgeon dans son buisson,
Mon clitoris, posé telle une pierre précieuse
Dans l’écrin d’une huître soyeuse.

Quartet buccal
  • « Malika » raconte l’histoire d’une jeune algérienne envoyée en France pour se marier. Le viol de la nuit de noces est suggéré ainsi que son enfermement. Mais elle finit par sortir et découvre la sororité avec les femmes de son quartier.
  • « Jean-Paul » est une adresse directe à Jean-Paul II, dans laquelle un cynisme grinçant est à nouveau habilement manié.
  • Dans la veine des chansons humanitaires des années 1980 (mais si, rappelez-vous, « Éthiopie », par exemple), « Le poil » s’engage contre… ben les poils… Pour les personnes qui n’ont pas eu la chance de voir le spectacle, je précise que les chanteuses assumaient totalement leur propre pilosité.
  • « Bon d’accord ! »… Là, je dois reconnaître qu’il faut avoir assisté au spectacle pour comprendre… Mais c’est hilarant quand on l’a vu !

Les seuls bémols que j’ai à apporter après cette redécouverte, sont un vers qui me chagrine dans « Depuis l’aube » (« Celui-là qui devint ton maître, vit toujours à mes côtés »), mais je passe parce que le reste est trop beau ; une musique orientalisante dans « Pleine lune » qui associe sensualité et désir sexuel à l’exotique ; et la chanson « La piscine », qui tombe dans le cliché de la rivalité entre amies pour un bellâtre. À ces exceptions près, tout l’album me semble tellement en avance sur son temps.

Voilà, je voulais donc rendre femmage à Claire Chiabaï, Corinne Guimbaud, Véronique Ravier et Marisa Simon (dans l’ordre alphabétique). Merci pour ce que vous m’avez apporté. Même si je ne l’ai pas compris à l’époque, je suis convaincue que toutes ces chansons ont constitué un terreau fertile pour permettre l’éveil de ma conscience féministe.


Photo de Anastasia Belousova provenant de Pexels

1. Je vous avoue que je ne les ai pas encore lus, mais voici, sans ordre particulier, quelques livres sur le clitoris, qui me semblent intéressants :

  • Delphine Gardey, Histoire politique du clitoris, éditions Textuel, 2021.
  • Maïa Mazaurette et Damien Mascret, La Revanche du clitoris, la Musardine, nouvelle éd. 2016.
  • Clarence Edgard-Rosa, Connais-toi toi-même : Guide d’auto-exploration du sexe féminin, La Musardine, 2019.
  • Caroline Michel, Alexandra Hubin, Entre mes lèvres, mon clitoris, Eyrolles, 2018.
  • Caroline Balma-Chaminadour, Le Livre très sérieux du clitoris, Éditions Jouvence, 2019.
  • Julie Azan, Le Clitoris, c’est la vie, Éditions First, 2018.
  • Julia Pietri, Petit Guide de la masturbation féminine, Better call Julia, 2019.
  • Jessica Düber, Le Clitoris : Livre de coloriage, 2020.

2. Toutes les femmes n’ont pas un clitoris entier : certaines ont subi une clitoridectomie (ablation partielle ou totale du gland), d’autres ont été excisées (ablation partielle ou totale du gland et des petites lèvres et, parfois, des grandes lèvres), d’autres encore n’en ont pas du tout.

3. Selon Iris Brey, le « regard féminin », ou female gaze, est « un regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour épouser son expérience ».

L’écho de leurs voix a résonné en moi

Lundi matin, je me suis levée, fatiguée après des semaines de travail intense et un week-end peu reposant. J’ai préparé mon thé, je me suis assise à table et j’ai consulté ma boîte mail sur mon portable. J’avais quelques newsletters non lues et j’ai décidé d’ouvrir celle de La Déferlante (revue trimestrielle que je vous conseille vivement par ailleurs !), qui commence ainsi :

« Pendant trois jours, Marie Barbier, journaliste judiciaire et corédactrice en chef de La Déferlante, a suivi devant la cour d’appel de Poitiers le procès d’un homme de 75 ans poursuivi pour le viol de sa voisine de six ans, en 1983. Elle nous raconte le procès d’une pédocriminalité ordinaire qui soulève pourtant une nouvelle fois le débat sur la prescription et, plus largement, sur le traitement judiciaire des violences sexuelles. »

Je me doutais que cette lecture serait éprouvante. Après une petite hésitation, j’ai choisi de continuer à lire. Je ne pouvais pas prédire ce qu’elle ferait resurgir.

En effet, à mi-parcours, on apprend que le pédocriminel en question a aussi agressé sa fille quand elle était adolescente. Un séisme a fait trembler mon esprit et ma boîte à traumatismes s’est ouverte en tombant de son étagère poussiéreuse.

Même si, depuis peu, je commence à oser lire des articles sur les violences masculines, j’évite ceux qui abordent le viol et l’inceste. J’aurais donc pu arrêter ma lecture, ramasser mes traumatismes, les remettre dans leur boîte, la refermer, la reposer sur son étagère et passer à autre chose, comme je le fais d’ordinaire pour me protéger. Pourtant, malgré les larmes qui coulaient, je n’en ai rien fait.

Et plus j’avançais dans l’article, plus je prenais conscience du nombre de femmes qui, en lisant cette newsletter, se reconnaîtraient – qu’elles aient été victimes de viol ou d’inceste. Alors, je les ai invitées à peupler mon esprit le temps de cette lecture. À mon sentiment d’abandon s’est ajouté le leur. Car, malgré les quelques évolutions en matière de législation et les mouvements de libération de la parole, les traumatismes de la majorité de mes invitées ont été – et sont encore – trop souvent balayés sous le tapis de l’indifférence. Quant à leurs voix, elles ont été – et sont – étouffées sous le rouleau compresseur d’une société qui isole pour mieux contrôler et dominer.

J’ai pris le temps. Je les ai vues. Je les ai écoutées.

Certaines n’ont jamais rien dit à personne.

D’autres ont oublié pendant des années et, un jour, elles ont été frappées en pleine face par une bombe venue de nulle part.

Certaines se sont confiées et ont fait l’objet de pressions visant à les faire taire.

À d’autres, on a simplement dit de réciter trois Je vous salue Marie, cinq Notre Père, et surtout, de pardonner, car Dieu est miséricordieux.

Nombre d’entre elles n’ont pas été crues ou n’ont pas été soutenues par leurs proches.

Certaines ont eu le courage d’aller au commissariat, mais les personnes auxquelles elles se sont adressées ont refusé de prendre leur plainte ou celle-ci a été déboutée.

À certaines on a reproché de ne pas s’être débattues. À d’autres, de s’être habillées de la sorte ou d’avoir bu ou d’être tout simplement sorties. Et d’autres encore ont été accusées d’avoir « aguiché » (j’emprunte ce verbe à la juge qui instruisait mon dossier, on m’a appris à toujours citer mes sources) leur père ou toute autre personne qui les a agressées. Quoi qu’il en soit, on les a jugées au lieu de juger les agresseurs.

Certaines ont réussi à porter l’affaire au tribunal. Là, elles ont subi de plein fouet les violences de la confrontation avec leur(s) agresseur(s) ainsi que celles de l’étalage de leur vie, des détails des actes traumatisants qui leur ont été infligés et de leurs souffrances passées et actuelles devant des inconnu·es. Elles n’ont pas pour autant obtenu gain de cause.

Beaucoup se sont senties démunies face aux dénégations, parfois répétées, de leur(s) agresseur(s). Elles ont donc douté – ou doutent – de leur vécu, de leur mémoire, malgré les cicatrices douloureuses, voire les plaies à vif, qui se rappellent plus ou moins régulièrement à leur corps.

Nombreuses sont celles qui se sont demandé si l’agresseur avait recommencé et ont culpabilisé – ou culpabilisent – parce qu’elles ont gardé le silence ou n’ont pas réussi à se faire entendre.

Trop nombreuses sont celles qui ont mis fin à leurs jours.

Et malgré des procès gagnés et/ou des thérapies, certaines souffrent de dépression, se pensent coupables d’une façon ou d’une autre, se réveillent en sursaut la nuit vingt ans après les agressions, ne peuvent plus envisager d’avoir une relation avec un partenaire et en souffrent, s’automutilent, ont peur de sortir de chez elles…

Et tellement d’autres histoires, différentes et similaires à la fois, surgissaient, comme autant de maillons formant une chaîne de voix silenciées par le patriarcat. Des voix dont je ne pouvais pas entendre l’harmonie jusqu’à présent, parce que je ne me croyais pas suffisamment forte pour le faire, parce que la société nous isole et nous fait taire.

J’ai pleuré pour moi. J’ai pleuré pour les deux femmes de cet article. J’ai pleuré pour celles que j’avais conviées dans mon esprit. Mais j’ai surtout pleuré avec elles. Des larmes de souffrance. Des larmes de tristesse. Des larmes de colère. Une colère causée par un sentiment d’impuissance face à un système qui me dépasse. Mais une colère dont j’ai enfin intégré la dimension collective. Une colère motrice. Une colère de femmes qui crient ensemble : « Plus jamais ça ! ». La colère unissant une multiplicité de femmes, anonymes ou non, dont plusieurs ont déjà fait entendre leur voix. Un groupe de femmes décidé et capable de soulever des montagnes pour visibiliser les violences masculines et déconstruire l’édifice patriarcal, pierre après pierre.

Même si je sais depuis (presque) toujours que mon cas est loin d’être unique (pour les chiffres, je vous laisse lire cet article de Caroline de Haas), mon engagement dans la lecture de cette newsletter et dans l’écoute de cette polyphonie de femmes m’a ouvert les yeux sur le pouvoir que nous pouvons avoir si chacun·e d’entre nous se fait entendre et écoute les autres.

J’ai donc ramassé mes traumatismes, je les ai déposés sur l’étagère de mes pensées et les ai entourés des voix des autres femmes. Lorsque j’aurai des périodes difficiles, des moments de doute ou de fatigue, j’y puiserai l’énergie dont j’ai besoin en m’imprégnant de la puissance de notre saine colère. Et le reste du temps, je ferai entendre ma voix.

« Les cent mille royaumes » : un autre monde qui parle du nôtre

Cela fait quelques mois que je mène une réflexion sur mes habitudes de lecture. Au cours de celle-ci, j’ai pris la décision de lire majoritairement des ouvrages écrits par des femmes (clin d’œil en passant à Alice Coffin) et j’ai fait le choix de me plonger régulièrement dans les univers des écrivaines non blanches / cis / valides / etc.

C’est grâce à cette démarche que j’ai lu un roman de N. K. Jemisin, autrice de science fiction et de fantasy dont le travail a été récompensé par de nombreux prix, notamment le Hugo du meilleur roman trois années de suite (2016, 2017 et 2018).

N. K. Jemisin

J’ai opté pour son premier roman, Les Cent Mille Royaumes (2010), primé comme meilleur premier roman au Locus Award (2011) et premier tome de sa Trilogie de l’héritage.

Ce roman de fantasy (pour adulescents et adultes) résonne cruellement avec plusieurs aspects de notre société contemporaine, explorant les thématiques du pouvoir, de la colonisation, de l’esclavage, de la religion, celles de la place des femmes et du genre ainsi que de l’oppression et de la répression…

Je ne veux pas trop en dire pour laisser le plaisir de la découverte à celleux qui auront envie de lire cette fiction qui m’a personnellement transportée. Je vous donne juste le contexte de départ, nécessaire pour comprendre les parallèles que je fais par la suite avec notre société :

Yeine, 19 ans, est cheffe de la Darre, région reculée du grand Nord dans laquelle elle a toujours vécu. Un mois après l’assassinat de sa mère, Yeine est convoquée par son grand-père maternel, le puissant roi des Arameris, qui la nomme héritière potentielle de son royaume. Elle se retrouve alors au palais de Ciel, d’où les Arameris règnent sur le monde depuis que la Guerre des dieux a fait triompher le dieu de lumière, Itempas, et a réduit les autres déités en esclavage. Bien qu’éclatant et immaculé, Ciel est en réalité un lieu de luttes de pouvoirs et d’oppression. Yeine va se familiariser avec la culture, les mœurs et les rites des Arameris et chercher à lever le voile sur le meurtre de sa mère et sur les secrets qui entourent sa propre histoire.

« Je ne suis plus celle que j’étais autrefois. Ce sont eux qui m’ont fait ça, ils m’ont ouvert la poitrine et arraché le cœur. Depuis je ne sais plus qui je suis.

Je dois faire l’effort de me souvenir. »

Les cent mille royaumes, N. K. Jemisin

Ainsi débute le roman. La narration sera donc une quête des souvenirs. À travers un discours un peu confus parfois, Yeine y mène une entreprise de reconstitution de son histoire et de l’histoire de son monde, cherchant constamment de nouveaux éléments qui les éclaireraient. Cette perspective souligne par là la difficulté du processus de connaissance et d’écriture du passé (aussi bien les histoires personnelles que collectives) et pointe du doigt à la fois la relativité et la subjectivité de ces histoires et leur construction idéologique, bien qu’elles tendent vers l’objectivité.

Les religions et croyances sont, comme dans notre actualité, un thème central du roman. Les Arameris dominent le monde parce qu’ils maîtrisent des divinités assujetties – les Enefadehs – dont ils utilisent les pouvoirs comme des armes pour éradiquer les anciennes croyances et imposer leur religion et leur conception du monde à tou·te·s. Le traitement de la thématique des religions et croyances fait évidemment écho aux croisades et aux dangers menaçant les populations dans les pays où la religion détient le monopole de l’État. Mais il renvoie aussi à leur utilisation actuelle par ces personnalités politiques et ces éditocrates qui, en France, brandissent une laïcité dévoyée de son sens originel et élevée au rang de dogme.

Le roman relève d’une expérience de pensée, constatant les dérives d’une société à partir des événements qui l’ont créée. Pour autant, la plupart des personnages, divins ou non, ne sont ni bon ni mauvais. Ils sont complexes, comportant des parts d’ombre et de lumière liées à leurs histoires respectives et à l’histoire. Et les quelques personnages stéréotypés sont en général intellectuellement prisonniers de leur culture et de leur doctrine.

Même si le cheminement de Yeine ressemble beaucoup à celui d’un voyage initiatique du héros, tel que défini par Joseph Campbell, elle n’est pas pour autant une protagoniste lisse. Bien au contraire, c’est un personnage complexe qui se révèle progressivement aux lecteur·ice·s. Ses motivations et ses actions ne sont pas toujours pures ni éthiques, ce qui en fait un personnage « humain ».

D’un point de vue strictement féministe, le roman a deux limites principales dont je peux parler sans rien divulgacher (merci les québécois pour ce merveilleux mot !) :

  • Tout d’abord, les relations entre les personnages féminins sont quasiment exclusivement conflictuelles et je pense que le roman aurait peut-être gagné à développer certaines relations de sororité pour déconstruire le discours patriarcal.
  • Ensuite, la Darre, région dans laquelle Yeine a été élevée, est une société matriarcale, dont la description des femmes m’a évoqué les agoodjie, les femmes guerrières du royaume du Dahomey (située dans le Sénégal actuel). Malheureusement, cette société darrène n’est qu’un simple miroir de notre société patriarcale. Et, dans ce tome du moins, la Darre semble être le seul territoire matriarcal, les autres étant gouvernés et défendus par des hommes. Peut-être aurait-il été intéressant d’aller plus loin dans l’exploration de cette société matriarcale, encore une fois pour imaginer autre chose que les structures patriarcales existantes.

Ceci étant dit, cela n’a en rien gâché mon expérience de lecture. Et cette expérience a été extraordinaire. Ce roman m’a fait sortir de ma zone de confort et m’a offert une bouffée d’imagination fraîche.

Je ne sais pas pour vous, mais quand je lis, je vis et vois les mondes que les écrivain·e·s créent à partir des mots. Dans mon esprit, les contours des lieux et des personnages, un peu flous au début, se précisent au fur et à mesure de l’acte de lecture. Et dans ce roman, ça a été un vrai bonheur. C’était comme regarder un film. J’ai pu observer les lieux et les personnages. La multiculturalité est très bien rendue et mon œil intérieur s’est délecté à voir interagir cette palette de peuples aux particularités physiques à la fois variées et si proches des nôtres, même si mon esprit était conscient des préjugés raciaux à l’œuvre dans le roman et des implications de la colonisation et du privilège Arameris.

Comme toutes les intrigues de ce tome se résolvent, je l’ai fini avec une sensation de complétude et la liberté de continuer la trilogie ou non. Vu le nombre de livres que je souhaite lire, je ne pense pas entamer le second tome de cette série. En revanche, je mets sur ma liste le premier tome de la trilogie des Livres de la terre fracturée – dont chaque tome a reçu le prix Hugo du meilleur roman – pour voir comment l’écriture et les thématiques de N. K. Jemisin ont évolué.

Après le confinement, vive la rentrée ?

Comme tout parent, je suis sortie du confinement sur les rotules (et par confinement, j’entends le confinement officiel suivi des vacances scolaires estivales).

J’ai fait au mieux pour que les enfants pâtissent le moins possible de cette période anxiogène :

  • j’ai orchestré jeux, activités culinaires ou scientifiques et voyages virtuels hebdomadaires ;
  • j’ai organisé et suivi l’école à la maison avec des enfants plus ou moins autonomes, plus ou moins adolescents ;
  • à partir de juillet, j’ai invité des ami.e.s à la maison pour recréer du lien social.

Dès la mi-août, je me suis organisée comme une cheffe pour vérifier et acheter les affaires scolaires (bon, j’ai été moins bonne pour le tri des vêtements, mais ça a fini par se faire…).

Pendant six mois, j’ai incarné à tour de rôle la mère, l’enseignante, l’animatrice, la cuisinière, la pâtissière, la boulangère, l’intendante, la blanchisseuse, la tour-opératrice… endossant parfois deux ou trois fonctions à la fois… et m’oubliant progressivement.

Car je n’ai pu ni lire ni travailler comme je le voulais. Je n’ai pas eu d’occasions de me lover dans ma bulle, seule. Je n’ai eu aucun répit. Ou si peu… Pendant ces six mois, nous étions ensemble H24. Malgré tout l’amour que l’on se porte, les tensions étaient palpables.

Le jour de la rentrée scolaire était donc, pour moi, synonyme d’espoir. Enfin, je pourrais me nourrir et m’envelopper dans mon cocon réparateur.

Malheureusement, une semaine après, Binjamyne a eu de la fièvre et j’ai développé une toux. Reconfinement préventif de trois jours et tests PCR puis re-rentrée après réception des résultats négatifs. Pas facile pour les enfants qui n’étaient déjà pas très chauds pour la première rentrée…

Quant à moi, ces trois jours m’ont replongée dans un mélange de frustration, d’agacement et de sentiment d’impuissance. Et j’ai fait le calcul : nous sommes cinq à la maison, on va toutes et tous tomber malade une à deux fois cet hiver. Ça fait de 5 à 10 PCR (qui sont, ne le nions pas, très désagréables !) dans les six prochains mois et de 15 à 30 jours de confinement préventif. Sans compter la fermeture des établissements en cas avéré de Covid… On va donc passer notre temps dans l’instabilité, à alterner confinement et retour en cours.

Bref, le jour de la re-rentrée, j’espérais à nouveau pouvoir faire ce que j’avais à faire. Mais cette rentrée est bien différente des autres. Non pas parce qu’Éné va passer son bac, Kadaite son brevet et que Binjamyne est entrée au collège. Non ! Parce que le quotidien est plus envahissant que les années précédentes. Il y a évidemment l’administration familiale et la gestion de conflits (douches qu’on ne veut pas prendre, devoirs qu’on ne veut pas faire, table qu’on ne veut pas mettre et j’en passe et des meilleures). Comme d’ordinaire, les sollicitations des enfants sont multiples et constantes… même le soir, après 21 heures, lorsqu’il est clair que je veux à tout prix travailler au calme ou me reposer, Éné a besoin de parler de problématiques adulescentes auxquelles je ne peux décemment pas faire la sourde oreille, Kadaite a besoin de parler de ce qu’il s’est passé dans sa journée ou Binjamyne n’arrive pas à dormir. S’ajoute à cela la vérification quotidienne que chacun.e a bien sa gourde, son gel, ses masques lavables (qui coûtent un bras, me rajoutent deux à trois lessives hebdomadaires et du repassage). Les activités n’ayant pas repris et les horaires n’étant pas fixés, pas facile d’instaurer un rythme régulier et clair. En résumé, j’ai l’impression de crouler sous le nombre de choses à devoir organiser et prévoir. Et encore, j’ai de la chance, le papa s’implique dans des tâches ménagères (notamment la cuisine que j’ai tout bonnement abandonnée…).

Enfin – et surtout ? – je me sens dépassée par l’actualité. J’observe la société de loin depuis longtemps. Je vois le glissement qui s’opère depuis des années. Lorsque j’ai décidé d’avoir des enfants, je rêvais de mettre au monde des êtres auxquels je fournirais les outils critiques pour qu’ils soient capables de réfléchir par eux-mêmes. Je rêvais de futures personnes autonomes, bienveillantes, ouvertes d’esprit, engagées et bien dans leur peau. J’étais convaincue qu’on change le monde en commençant par chez soi et que tout ça rayonnerait. C’était ma petite pierre apportée au grand remplacement des climatosceptiques, antiféministes, racistes, xénophobes, islamophobes, LGBTphobes et autres phobiques de l’altérité.

Pourtant, quand je regarde ce qu’il se passe aux États-Unis, j’ai l’impression que Idiocracy, de Mike Judge, est un film d’anticipation. Presque partout à l’étranger je vois des régimes de plus en plus autoritaires, de la violence, de la corruption, de la peur et de la haine.

Et chez nous ?

Malheureusement, nous nous embourbons toujours plus dans un capitaliste fascisant en roue libre, fondé sur le patriarcat blanc (oui je sais, not all men et not all white people, mais suffisamment pour que ça nous pourrisse l’existence). Je m’explique :

NB : les listes ne sont pas hiérarchisées et j’ai commencé à mettre des liens, mais c’est trop chronophage, désolée. Je vous invite à faire les recherches par vous-même. Il y a pléthore d’articles sur les sujets évoqués.

  1. capitalisme :
  2. fascisant :
    • manifestations réprimées dans la violence ;
    • journalistes et street medics mis en garde à vue de façon arbitraire ;
    • volonté d’instaurer une accréditation pour les journalistes et observateurs d’ONG couvrant les manifestations et de les écarter des violences faites par les forces de l’ordre (donc anéantissement de la liberté de la presse et dérapage vers un journalisme toujours plus conforme à l’idéologie du gouvernement en place) ;
    • médias saturés de faits divers violents aux contenus choisis qui accentuent la sensation d’insécurité et de méfiance ;
    • violences policières couvertes / minimisées (légitimées ?) ;
    • racisme policier minoré et non condamné ;
    • amendes aux consommateurs de stupéfiants (qui maintiennent les gens dans la peur) au lieu de faire de la prévention, de démanteler les cartels ou de prendre des mesures contre le blanchiment d’argent ;
    • réflexion autour du rétablissement de la peine de mort ;
  3. fondé sur le patriarcat :
    • corps des femmes toujours réifiés et contrôlés : il faut être ni trop couverte (voile / burkini / jupe trop longue) ni pas assez (mini-jupe / crop top / topless), il ne faut être ni trop grosse ni trop maigre, il faut rester éternellement jeune sinon on n’est plus une femme on devient une veille, etc. ;
    • violences verbales et physiques contre les femmes toujours aussi nombreuses et peu – ou pas – reconnues ;
    • féminicides en hausse ;
    • hommes accusés de violences sexuelles, condamnés ou ayant avoué des crimes sexuels occupant des postes à hautes responsabilités ou rayonnant dans le monde de la culture en toute impunité ;
    • pédocriminalité et inceste tabous et entraves juridiques pour faire reconnaître ces crimes ;
    • discriminations et violences envers les personnes qui sortent des normes genrées et hétérosexuelles ;
    • parole des victimes toujours mise en question ;
  4. blanc :
    • langage raciste, xénophobe et l’islamophobe décomplexé à tous les niveaux ;
    • stigmatisation des musulman.e.s (l’État va-t-il finir par reproduire le passé en imposant un petit croissant vert en tissu ?) ;
    • marginalisation et maltraitance des Roms et autres Gens du voyage ;
    • migrants parqués dans des conditions insalubres et inhumaines ;
    • racialisation et discrimination de l’altérité qui est constamment renvoyée à un état d’êtres « subalternes » diabolisés par les médias (mais avec quelques exceptions d’intégration pour montrer que l’acculturation et l’assimilation sont possibles, hein) ;
    • le racisme systémique est nié alors qu’il est évident. Oui, nous avons un passé esclavagiste et colonialiste. Oui nos institutions sont racistes ;
    • une fachosphère bien présente qui pourrit le débat d’idées.

Je dois oublier de nombreuses choses (dont le validisme, autre forme de non-acceptation des différences, qui me vient à l’esprit et qui m’exaspère aussi !) et j’ai conscience que certains points se recoupent ou pourraient être dans plusieurs « rubriques » puisque tout est lié…

Toujours est-il qu’aujourd’hui, quand je regarde mes enfants, je me demande ce que le monde a à leur offrir. Je m’inquiète. Je culpabilise parce que je n’ai pas suffisamment agi pour changer tout cela.

Et aujourd’hui, je suis vidée… au bord du craquage. Je me sens seule.

Les mères que je côtoie renvoient une image d’organisation simple, efficace et douce. Une gestion du couple et des enfants dans l’amour et la bienveillance, avec des cœurs et des étoiles qui flottent autour d’elles. Des mères confiantes dans l’avenir et d’une positivité toxique. Jusqu’à il y a deux jours, même si j’essayais de me convaincre que tout ceci n’est que de la poudre aux yeux, je me sentais nulle. Après tout, si, malgré les perches que je leur tendais en leur disant mes difficultés, ces mères parfaites persistaient dans l’étalage d’une vie merveilleusement lisse, c’était peut-être moi le problème. Moi qui suis incapable de créer ce petit cocon familial idéal qu’elles me jettent à la figure. Moi qui suis incapable de montrer à mes enfants un monde de licornes et de magie où l’amour triomphe toujours.

Mais la dernière newsletter de Titiou Lecoq m’a ouvert les yeux. Je sais aujourd’hui que je ne suis pas seule. D’autres sont comme moi. Je n’ai juste pas encore trouvé les personnes qui acceptent de livrer leurs doutes, leurs échecs, leurs peurs. Des personnes qui osent voir la réalité de leur vie et du monde qui nous entoure, et pas uniquement le positif. Merci Titiou !

« Ce que pèsent les mots », ou comment expliquer la construction idéologique de la langue aux jeunes

Depuis quelques années, à la maison, nous essayons de détricoter la langue en famille et de transmettre des outils critiques à nos enfants qui puissent leur permettre de comprendre à quel point la langue est idéologiquement marquée.

Mais, en tant que parents, il n’est pas toujours aisé de faire réfléchir des enfants sur quelque chose d’aussi abstrait et éloigné de leurs préoccupations d’enfant / préado / ado (et oui, j’ai tout ça à la maison !), sans passer pour des vieux schnocks tatillons et rabat-joie.

Nous nous sentions plutôt seuls, car nous manquions de ressources adaptées pour soutenir nos propos (et montrer que nous n’étions pas les seuls hurluberlus en ce monde !).

Mais ça, c’était avant Ce que pèsent les mots de Lucy Michel, illustré par Mirion Malle, sur lequel j’ai sauté dès que je l’ai repéré aux éditions la ville brûle.

Si le sujet, entremêlant linguistique et sociologie, est complexe, ce livre est une vulgarisation réussie pour comprendre l’interrelation entre langue et société.

C’est la lecture imposée de cet été pour notre famille. (Et oui, je fais partie de ces tortionnaires qui imposent une lecture, une ou deux fois l’an, à leur progéniture…). Éné (17 ans) et Kadaite (12 ans) saisissent tous les enjeux soulevés. En revanche, il faut accompagner Binjamyne (10 ans), car cela reste parfois un peu compliqué pour elle.

Dans l’ensemble néanmoins, les textes sont très clairs et les notions difficiles sont expliquées dans les marges. Les chapitres sont courts, la mise en page aérée, et les illustrations agrémentent le tout avec humour et à-propos, pour une expérience de lecture agréable pour des jeunes.

Ce que pèsent les mots est un livre engagé qui questionne nos habitudes linguistiques et apporte des clés, sans pour autant porter de jugements. Vocabulaire, grammaire, orthographe, niveau de langue, accents à l’oral : tous les éléments de la langue sont pris en considération, mais on ne ressent aucune injonction à changer radicalement la langue.

D’une grande bienveillance, il permet de faire prendre conscience des discriminations et des stéréotypes (sexistes, racistes, homophobes, transphobes, etc.) liés, entre autres, au langage, qui façonne nos pensées et notre société – et réciproquement. Chacun·e peut alors interroger sa propre utilisation de la langue et faire des choix réfléchis.

Par ailleurs, en donnant des outils pour nommer le réel avec plus de précision et mieux comprendre les problématiques sociétales actuelles, Ce que pèsent les mots ouvre à la diversité qui compose la population, fait gagner en tolérance et suscite des discussions intéressantes au sein de la famille.

Bref, je recommande vivement, aussi bien pour les jeunes que les moins jeunes !

Mais vous allez me dire, pourquoi cette avis sur un ouvrage aussi éloigné de ce que j’écris ?!? Et bien :

– en tant qu’écrivaine, je m’interroge évidemment sur la langue donc je lis – aussi – des ouvrages à ce sujet ;
– en tant que femme, je souhaite faire partie de la langue et ne pas en être évincée ;
– en tant que mère, je n’ai pas supporté de dire que « le masculin l’emporte sur le féminin » et souhaite ouvrir l’esprit de mes enfants à la possibilité d’un autre monde ;
– en tant qu’alliée, je souhaite être capable de ne pas blesser qui que ce soit ;
– en tant que militante, je souhaite diffuser ces informations !

Le vol du papillon palpitant

Je raccroche, prends mes sacs, mes clefs et sors. Mon trousseau glisse de ma main moite et percute le sol dans un tintement aigu. Je le ramasse tout en égrenant les clefs, incapable de déceler celle dont j’ai besoin pour fermer mon appartement. Je ferme les yeux et prends une inspiration ample pour tenter de remettre de l’ordre dans mon esprit et mon corps, saccagés par des hordes d’émotions agressives. En rouvrant les paupières, la clef se matérialise sous mes yeux et je peux verrouiller la porte. J’appuie sur le bouton de l’ascenseur, mais n’ai pas la patience d’attendre et dévale les escaliers. Je cours jusqu’à ma voiture, garée dans la rue parallèle, tout en appuyant frénétiquement sur la clef jusqu’à ce que les feux clignotent. Je tire un peu trop vivement sur la poignée. La portière, emportée par la brutalité de mon geste démesuré, se heurte sur sa butée. Dans un seul mouvement, je m’installe au volant et jette mes sacs sur le siège passager. Mes lunettes, mon portable, des tampons et mon portefeuille en sont éjectés de mon sac à main béant. Je démarre, commence à rouler tout en fermant la portière, puis attache ma ceinture.

L’élasticité et la relativité du temps révèlent toute leur impalpable réalité. Les heures s’étirent et se rétractent alternativement. Je bous aux feux rouges interminables, me fais des frayeurs en grillant des cédez-le-passage, roule un peu trop vite sur la rocade, sors de l’agglomération et arrive au péage. Je m’insère alors sur le long ruban morne de l’autoroute. Pour toute musique, je n’ai que le vrombissement du moteur et le cliquetis des clignotants, qui font écho à mes palpitations. La pause café coupe le ruban autoroutier en deux parties égales, qui me conduisent vers les routes serpentines de la campagne lotoise ponctuée de villages.

Déjà le dernier croisement. Je tourne à gauche. Les heures se sont volatilisées : la nuit et la brume ont enveloppé la route vétuste qui mène à ma destination. Mes phares peinent à l’éclairer, mais j’en connais les moindres nids de poule. Le portail en bois est ouvert. La castine craque sous mes pneus.

Je suis la première.

J’éteins le moteur et les phares. J’ai du mal à trouver l’énergie pour m’extirper de ma voiture quand un filet de lumière jaunâtre s’échappe de l’entrebâillement de la porte d’entrée. Une ombre frêle et tassée apparaît sur le perron. Je détache ma ceinture, m’arrache de mon siège et me dirige vers cette voisine qui m’a appelée. Je la salue d’un hochement de tête et entre sans dire un mot.

Le parfum de mon enfance me saisit malgré l’odeur de renfermé qui règne dans la maison. J’avance dans le couloir orné de la tapisserie médiévale aux couleurs passées, devant laquelle j’ai tant rêvé. Le silence hurle ma détresse. La porte de la chambre est ouverte et, dans la pénombre, j’aperçois ma grand-mère endormie. Lorsque je m’assieds doucement sur le bord du lit, elle bouge légèrement. L’espace d’une fraction de seconde, je crois qu’elle va tourner la tête vers moi et me sourire, puis se lever, enfiler sa robe de chambre en titubant de sommeil et préparer une verveine chaude, comme les fois où j’arrivais tard chez elle pour les vacances.

Il ne se passe rien. Ma grand-mère s’est évaporée et n’a laissé derrière elle que cette statue d’albâtre qui ne lui ressemble plus vraiment. Ses rides se sont effacées. Elle paraît maintenant plus jeune qu’avant de mourir. Je ne peux m’empêcher de poser ma main chaude sur sa main froide et de déposer un baiser sur son front minéral. Telle une enfant, j’espère au plus profond de moi que mon amour va se diffuser jusque dans son cœur et le faire battre à nouveau. Mais les seuls battements dans cette pièce sont ceux de mon cœur brisé et des ailes de ce petit papillon palpitant qui volette autour de la lampe de chevet.